Lina JABBOUR 

Texte de Marie Godfri -Guidicelli, MGG/Zibeline, octobre 2015

Dans le prolongement de Paréidolie, la Saison du dessin poursuit ses mille et une déclinaisons au sein du réseau Marseille Expos. Après un focus sur Le présupposé du blanc au musée Longchamp, Wendy Vachal à la galerie HLM et Lionel Sabatté chez Porte-Avion (Zib'88), Zibeline noie son regard dans la Ligne de flottaison dessinée par Lina Jabbour à La Galerie du 5e.

C'est un coup de maitre que l'on doit à Martine Robin, directrice de la galerie du Château de Servières et de Paréidolie. L'installation picturale, graphique et vidéo de Lina Jabbour au cinquième étage des Galeries Lafayette est d'une telle qualité qu'on pourrait l'espérer pérenne ! Des choix scénographiques en accord majeur avec l'oeuvre, inventifs et rigoureux, sertissent le propos : on déambule physiquement dans un travail qui questionne «les notions de voyage et de déambulation» ; on vogue mentalement dans un espace de flottement visuel où le temps suspend son vol. D'autant qu'entre deux cimaises reconfigurées en tableaux monochromes -partie intégrante des pièces exposées-, des transats aux assises sérigraphiées par l'artiste invitent à la contemplation silencieuse. Un moment précieux d'évasion vers de nouveaux horizons... Née à Beyrouth en 1973, Lina Jabbour se partage entre Marseille, où elle vit, et Clermont Ferrand où elle enseigne à l'École d'art. Des points d'ancrage multiples qui, on peut le supposer, influencent sa perception de l'espace qu'elle aborde comme un voyage entre ciel et mer. Dessins aux crayons de couleur sur calque polyester ou sur papier, mines noires, impressions numériques et création vidéo : tout est affaire de nuances, de trames transpercées de lumière, de variations subtiles, de vibrations abstraites, de formes évanescentes. Parfois ouatées comme les Nuages (au dessus du niveau de la mer) aussi duveteux que menaçants, parfois quasi obsessionnelles comme les ondulations rythmiques des Études de tapis. Dans Castle Bravo, la couleur mange le trait ou réciproquement : par un jeu de noirs et de gris diffus, la mine graphite suggère plus qu'elle ne dessine la forme, le motif se trouble sous l'effet de la superposition ou de l'effacement. Un principe que la série Nuages rouges – Nuages verts – Nuages bleus pousse à son paroxysme quand la terre tire sa révérence et que l'horizon advient par effraction. En apesanteur au dessus du néant, les «nuages» inventent des paysages célestes imaginaires.

L'oeuvre de Lina Jabbour ne déstabilise pas le spectateur, contrairement aux installations d'Anne Veronica Janssens qui le désorientent : elle l'invite à perdre pied, à lâcher prise au dessus ou en dessus de la ligne de flottaison. Une expérience à vivre doublement avec la vidéo et l'impression numérique dos bleu Partition silencieuse d'une tempête, échos mouvants et hypnotiques. C'est cet instant de bascule que Lina Jabbour appréhende magnifiquement en dessinant des bribes de récits, en figeant «un phénomène impalpable d'un dessin à l'autre comme d'un mur à l'autre» recouvert à hauteur d'yeux de toutes les nuances de bleu. Du bleu turquoise à un bleu outremer foncé...



Space Invadeuse, portrait par Patrice Joly, Zéro deux à Marseille N°3

Lina Jabbour est née au pays du cèdre il y a trente-deux ans dans cette contrée abandonnée par l'Occident et qui continue à faire parler d'elle. Elle se dit affectée par l'histoire de son pays natal et par tous ces événements qui ressurgissent comme un écho lointain de ces drames passés. Sa pratique s'en est largement imprégnée à ses débuts parce qu'elle résonnait fortement de l'expérience toute fraîche d'un quasi exil qui la fit atterrir très jeune à paris. Ainsi, de cette Diplomatic Peugeot 305 en sac Tati, montrée au Transpalette à Bourges en 1999, qui condense tous les thèmes du voyage, de la précarité et de la fragilité. Sorte de mobile home ultra light surjouant l'image d'une génération d'immigrés toujours prête à tout emporter avec elle, voiture-valise à la manière d'un mot-valise, où l'idée d'un faible pouvoir d'achat se surimpose à celui de l'imminence du départ. Elle avoue que la nationalité française récemment obtenue l'a libéré du poids de cette double identité franco-arabe et d'un affrontement interne où le désir d'établissement (establishment?) le dispute constamment à la réalité du déracinement.

Cet antagonisme cependant agit comme un principe dynamique et fonda la plupart de ses premiers travaux, comme ce banc sur lequel est posée la maquette d'une tente bédouine (blanc public, 1998), ou bien encore ce faux décor en forme de silhouette de chameau à la manière des taureaux géants de la publicité pour le porto Sandeman qui se prolonge en hauteur par une façade d'immeuble (A dos de chameau ou le mirage urbain, 2002). Les thèmes sont tranchés, les objets construits et le propos est aisément décryptable: il renvoie fortement à un discours identitaire qui laisse peu de place à la mésinterprétation même si les chocs esthétiques peuvent parfois faire penser à un Lavier qui aurait politisé sa pratique. Petit à petit, cependant, le travail se déplace vers un univers plus onirique. Le décor s'agrandit ainsi que la zone d'intervention: l'obsession de l'habitat s'est transmué en une réflexion sur l'environnement au fur et à mesure que s'éloignait la menace de l'exil. La dualité fondatrice passe désormais par l'opposition habitat naturel/urbanisme ou par l'illustration du grignotage réciproque des écosystèmes. Le sentiment de déplacement toujours présent dans ses premiers travaux se double d'une réflexion sur les frontières de plus en plus poreuses entre les territoires. L'animal apparaît comme une représentation de l'étranger originel, renvoyant au symbole d'une humanité dévoratrice de l'espace, de l'Autre. Pour le 1% d'un complexe sportif, elle implante un crocodile à l'échelle 1:1 sur les «rives» du bassin de rétention d'eau attenant. L'extrême réalisme du traitement crée les conditions d'une mise en scène qui frise l'hallucination (Un crocodile, plaine sportive de la Jouvène, 2002).

Le dessin qui n'était au départ qu'une pratique au statut intermédiaire lui permettant d'esquisser les contours de ses projets au même titre qu'il lui servait de quasi journal intime au devenir éphémère prend de plus en plus d'importance. Le dessin est le medium idéal pour développer ses thèmes, ramener les influences diverses tout en donnant les possibilités de développer rapidement les nouvelles orientations. Notamment cette dimension onirique qui insiste. Pour autant, on retrouve ce déchirement intérieur et ces préoccupations pour l'architecture, l'habitat, la place de l'humain. Le dessin permet de fondre ces influences et d'échapper à la logique de la «construction» des pièces: les univers se bâtissent infiniment plus rapidement, laissant plus de place à la dérive des thématiques, à la mixité des approches. Pour l'ouvrage collectif Armpit of the Mole (1),, elle a fourni quelques dessins qui évoquent fortement un univers chaotique et science-fictionnesque. Elle a également réalisé une série de grands formats qui tentent de synthétiser ses obsessions du début, tout en leur proposant des lignes de fuite que seul le dessin autorise. On y retrouve des architectures menacées par des proliférations folles de végétaux ou de pierraille, comme une nature peu à peu gagnée par un bug généralisé (Les Minéraux dans les villes, 2005). De même que dans cette autre série (Les Raisins) où la dimension unheimlich prend définitivement le pas sur le traitement très réaliste des premières pièces.
Desolation Land, projet de panneau de 6 x 3 m qui renvoie aux décors hollywoodiens et la technique du trompe-l'oeil reprend tous les éléments en germe dans ces séries: le côté figé, la suspension du temps et l'intrusion d'une zone d'irréalité; le spectateur se retrouve face à la construction imaginaire d'un paysage désolé, vaguement prémonitoire dans lequel toute latitude lui est laissée pour pouvoir à son tour se projeter.



(1) aux éditions 30km/sec, Barcelone, 2005.
Lina Jabbour was born in Beirut in 1973. She graduated from the ENSA in Bourges in 1998 and, after a residency at Astérides, moved to Marseille. Since 2009, she has spent her time between Clermont-Ferrand, where she teaches at the art school, and Marseille, where she lives.
Her first works conveyed a strongly political identitary discourse, before evolving towards a more onirically-oriented aesthetic vocabulary, as if the question of foreignness was gradually replaced by that of strangeness. Lina Jabbour fully develops this vocabulary in her installations, which show a preference for drawing and mural painting, and with which she specifically challenges our point of view and leads spectators from an immersive environment to a more intimate register.

Techniques et matériaux


dessins muraux et sur papier, installation, peintures murales crayon de couleur, stylo à encre
papier blanc, millimétré, calque polyester
Mots Index


îles
souvenirs
apparition / disparition
horizon
rêveries
poussières et contrastes
trames
champs de références / repères artistiques


Hokusai Manga
Nicolas Bouvier
L'homme qui marche,Tanigushi
La théorie des nuages, Stéphane Audéguy
L'image Fantôme, Hervé Guibert
Tacita Dean
Vija Celmins
Furari, Tanigushi
Agnès Martin
Trois chevaux, Erri de Luca
Glaneurs de rêves, Patti Smith
Down by law, Jim Jarmusch
Le chemin des âmes, Joseph Boyden
Le château de sable, Frédérik Peeters
Le motif dans le tapis, Henry James