Catherine MELIN 

Texte d'Evelyne Toussaint, professeur d'histoire de l'art et d'esthétique, Université de Pau et des Pays de l'Adour, novembre 2009


Élans, détournements et glissements : les stratégies du possible


La démarche artistique de Catherine Melin est une interrogation sur le « possible ». Celui-ci, en philosophie, se différencie de l'impossible autant que du nécessaire et du contingent, autres catégories de la modalité. Qu'est-ce qui est possible dans un quartier en réhabilitation ou des espaces aux fonctions improbables ? Qu'est-ce que l'art peut faire de cette réalité ?
En résidence en Pays Basque, à Buenos Aires, à Barcelone, en Écosse, au Canada ou à Moscou, Catherine Melin s'intéresse aux surgissements de la vie dans les paysages urbains dont elle photographie et filme les interstices. De ses captures visuelles, à l'origine du travail ultérieur sur l'image, elle retiendra une jetée, un pont, un mur ou un rond-point, une serre d'horticulture, une palissade, des fondations, des matériaux de chantiers, des marques au sol ou des éléments de mobilier urbain. Elle s'arrêtera sur le dessin dans l'espace que tracent des rampes de skate, des tremplins et des structures métalliques qui composent autant de structures d'élan, d'instruments de propulsion, la vidéo s'attachant aussi aux corps en mouvement. Toutes ces découvertes, accomplies sur le mode du voyage, c'est-à-dire de l'étonnement, constitueront le matériau de départ des futures installations. Celles-ci associeront des dessins muraux, des projections de vidéos et des constructions, en un jeu de dérives et de basculements d'échelle, d'impossibles perspectives et d'apesanteurs vertigineuses.


Ouvroirs d'espaces potentiels

Les dessins muraux, au fusain, figurent des lieux inventés et des machineries facétieuses. Bien qu'ils évoquent des plans, des relevés et des élévations d'architecture, précis et illusionnistes, il émane de ces paysages une inquiétude, liée pour partie à leur désaffection, ou à leur aspect désassemblé et flottant, sans périphérie ni centre. Ce sont, précise l'artiste, plutôt des « hors-lieux » que des non-lieux, ces espaces de passage et de transition étudiés par Marc Augé. Ce sont des zones floues, entre construction et déconstruction, des territoires d'impouvoir. De singulières figures hybrides s'agitent dans les dessins au carbone sur papier, les animant de leurs acrobaties graphiques.
Les vidéos sont des ouvroirs d'espaces de liberté, de parcours potentiels, de chemins de traverse dans lesquels le corps, cessant d'être contraint, retenu et empêché, s'adonne à l'expérience du mouvement sans entrave, au plaisir du déséquilibre et de la vitesse. La vraisemblance, toujours, se mêle à la fiction, l'autre côté du miroir interférant sur la banalité en la modifiant subtilement et efficacement pour déterminer, avec de l'humour et quelque mélancolie, de fragiles territoires de poésie, de liberté et de création.
Les structures se déploient dans l'espace en lignes interrompues, en motifs décentrés, en modules fragmentaires et dispersés, ne conservant des formes initiales, empruntées à la réalité, que « l'idée de l'idée » de l'impulsion et du mouvement.
L'ensemble fonctionne comme un réseau de liens hypertextuels, de glissements de formes et de sens, la perception basculant sans cesse de la réalité à l'imaginaire, du dessin à l'objet, de l'image en mouvement à l'installation. L'image – y compris dans les vidéos – est toujours détourée, ouverte, suggérée, inachevée et légère. Les lieux, quasiment dépourvus de repères historiques et géographiques, deviennent ainsi des espaces de liberté pour le regard du spectateur. L'espace d'exposition devient un lieu d'assemblage et de montage à partir d'une banque d'images et de sons – car se mêlent aussi enregistrements in situ et compositions musicales – une réflexion sur le point de vue, la réalité et l'imaginaire, le sens et le non-sens. On ne s'étonnera pas des allusions de l'artiste, en de multiples occasions, aux écrits de Lewis Carroll.
Quand elle intervient dans l'espace public lui-même, Catherine Melin conçoit des architectures inutiles en contrepoint au bâti environnant, des structures fonctionnant comme des « amorces » au mouvement potentiel des corps, susceptibles de nous conduire, explique-t-elle, à « considérer la ville comme un espace de création qui modifie la place de l'individu dans la société » ainsi que l'envisageaient les situationnistes. Elle propose des oeuvres éphémères – le temps pour des passants, gymnastes ou danseurs, d'investir une scène ouverte – se mêlant au mobilier urbain. Son travail, en divers lieux du monde, fonctionne selon une logique de rhizome, établissant des correspondances entre divers sites pourtant très éloignés les uns des autres, des simultanéités spatiales et temporelles, en une permanente stratégie de détournement.



Élans et inerties : les paradoxes du vivant

En arrière-plan de cette démarche singulière, on discerne le répertoire esthétique et intellectuel construit au cours de ses années de formation à l'Université de Paris VIII, à l'Art Institute de Chicago puis à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Catherine Melin a, dès lors, opté pour un travail interrogeant toute habitude visuelle, pour une méthode d'associations et de translations stimulant l'imagination et conservant à l'image sa part de jeu et d'énigme. Elle aimera donc les anarchitectures de Gordon Matta-Clark, les interventions sur le paysage de Robert Smithson ou les expérimentations multiformes de Joan Jonas : tout ce qui constitue une image-trace, entre documentaire et oeuvre autonome. En affinités électives avec Samuel Beckett, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Gilles Deleuze ou Michel Foucault, elle se reconnaîtra dans une pensée de la déconstruction critique, du décalage et de la singularité, sans dogme ni conviction totalisante.

Catherine Melin, rompant avec le statut analogique de l'image, en brouille les codes de lecture, transformant la réalité, dont elle modifie les repères de déchiffrement, selon une logique dans laquelle le figural ne se réduit pas au langage. Dans son parti-pris phénoménologique, elle revendique le désir d'expérimenter corporellement les lieux et les architectures, de redécouvrir le monde en faisant l'apprentissage de ses bords et de ses angles, fût-il nécessaire d'en passer par la chute et l'appréhension du choc. Alors que l'architecture et la question de « l'habiter » sont en filigrane de toute la démarche, elle (dé)construit des formes souvent instables et presque toujours elliptiques, aux antipodes du nid, de l'enracinement, de la nostalgie de quelque essence des choses et des êtres mais où se réconcilient, en quelque sorte, illusionnisme et minimalisme, figuration et art concret. Le travail de Catherine Melin explore le contre-emploi, les rencontres insolites – on pense à Buster Keaton –, les scènes furtives de la vie. Ses constructions, un peu à la manière des échafaudages de bois de Tadashi Kawamata, modifient notre rapport à l'espace, à l'urbanisme et à l'architecture. Dans cette logique du collage, de l'incrustation d'images, elle instaure des rencontres entre le mineur (les jeux vidéo, les mangas) et le majeur (l'architecture, l'art conceptuel), entre le jazz (Miles Davis, Eric Dolphy) et la musique électronique, la danse et le sport. La création est, ici, faite de variations infinies autour du mouvement et de la gravité, de l'apesanteur dans la pesanteur, des forces d'élévation et de chute, de décentrement, d'exploration du déséquilibre et de la rupture, de l'élan et de ses empêchements.

Catherine Melin porte une affection particulière à un petit livre d'Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, dans lequel il est question de l'art du marionnettiste dont les mouvements de doigts « entretiennent un rapport assez complexe à celui des poupées qui y sont attachées, à peu près comme les nombres à leurs logarithmes ou l'asymptote à l'hyperbole » . Ainsi distribue-t-elle à son tour, dans ses créations d'images, les paradoxes du vivant : élans et inerties, envolées et repos.
Le propre de la mélancolie, écrit Yves Hersant, c'est son ambivalence fondamentale : « Dans la mélancolie se noue une alliance – ou du moins peut-elle se nouer – entre asthénie et énergie, entre stupeur et puissance, entre inhibition et création ». La mélancolie, ajoute-t-il, est « protéiforme » dans ses manifestations : « agressivité et repli sur soi, accablement et enthousiasme, culpabilité et désirs fous, lamento et dérision, idées fixes et folles chimères. [...] [cette prolifération] est en vérité une richesse ; elle compose pour une bonne part ce que nous appelons notre culture.
La réponse de Catherine Melin à la menace mélancolique, au risque d'abandon et d'asthénie dont elle révèle l'indice dans les dispositifs qu'elle instaure, se trouve précisément dans le « possible ». C'est à dire dans le geste, dans la danse, dans la construction, encore.


Catherine Melin, « Hors-pistes ». Axes de travail/Réflexions/Visées. Documentation personnelle de l'artiste transmise à l'auteur. En l'absence d'indications complémentaires, les citations de cet article ont pour référence des conversations avec Catherine Melin, depuis 2005.
Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, trad. de l'allemand de Jacques Outin, Paris, Mille et une nuits, 1993, p. 12.
Yves Hersant (édition établie par), « Introduction », in Mélancolies de l'Antiquité au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2005 pp. XII-XIII.

English version, text by Evelyne Toussaint (translation by Josianne et Ian Simms)

Impetus, displacements and shifts: strategies of what is possible.


Catherine Melin's approach to art is a questioning of the “possible.” In philosophy this is differentiated from the impossible as much as it does from the necessary and the incidental, other categories of the modality. What is possible in a district undergoing rehabilitation or in an improbable urban space. What can art do with this reality?
In residence in the Basque country, Buenos Aires, Barcelona, Scotland, Canada or Moscow, Catherine Melin is interested in the sudden appearance of life in the urban landscapes which she photographs and films. In reworking these visual records, Catherine will keep a pier, a bridge, a wall or a roundabout, a greenhouse, a fence, foundations, materials on a building site, marks on the ground or elements of urban furniture. She will notice the lines in space outlining skateboard ramps, trampolines, and the metal structures that make up these structures of impetus, these instruments of propulsion, with the video capturing bodies in movement. All of these discoveries are made whilst in a travelling mode, which is to say open to surprise and which form the raw material for her future installations. These installations associate wall drawings, video projections and constructions, in an interplay of derived elements, changes of scale, impossible perspectives and vertiginous weightlessness.

Opening potential spaces

The charcoal wall drawings show invented places and mischievous machinery. Even though they evoke plans, readings and architectural elevations that are precise and illusionistic, there is an anxiety that emanates from them; partly due to their disaffection and partly due to their floating, disassembled aspect, with neither periphery nor centre. They are, the artists points out, “outside of places” rather than “non-places” – the places of transition and passage theorised by Marc Augé. They are fuzzy places, between construction and deconstruction, disempowered places. Singular, hybrid figures move around the carbon drawings on paper, animating them with their graphic acrobatics.
The videos are openings to free spaces, potential routes, off the beaten track in which the body, freed from its constraints, no longer held back or prevented, gives itself up to unfettered movement, the pleasure of instability and speed. Plausibility is always mixed with fiction, the other side of the mirror interferes with banality, subtly and efficiently modifying it, determining, with humour and a touch of melancholy, the fragile territories of liberty and creation.
The structures unfurl in space in interrupted lines, decentred patterns, fragmentary and dispersed modules, keeping only the initial shapes, borrowed from reality, the “idea of an idea” of impetus and movement.
The whole functions like a network of hypertext links, sliding forms and meanings, perception continuously swinging from reality to the imagination, from drawing to the object, from the moving image to the installation. The image – including those in the videos – is always cut out, open, suggested, unfinished, light.
The places, stripped of practically all historic and geographic bearings, are opened to the gaze of the viewer. The exhibition space becomes a place of assembly, of montage from an image and sound bank – because sound recordings and musical compositions are also mixed in – a reflection on the point of view, reality and imagination, meaning and non-meaning. It is not surprising that the artist frequently refers to the writings of Lewis Carroll.
When she works in a public space Catherine Melin invents useless architectural forms in counterpoint to the surrounding buildings, the structures functioning as “catalysts” to the potential movement of bodies which, she explains, lead us to “consider the city as a creative space which modifies the place of the individual in society” just as the situationists envisaged it. She proposes ephemeral works that merge with street furniture – offered up long enough for passer-bys, gymnasts or dancers to use an open stage. Her work in different places around the world has a rhizomic logic to it, establishing links between various sites that are often far apart, spatial and temporal simultaneities in a permanent strategy of transfiguration.



Impetus and inertia: the paradoxes of the living.

Behind this singular approach one can detect the intellectual and aesthetic repertoire built up over her formative years at the University Paris 8, the Art Institute of Chicago and the Fine Art School in Paris. Catherine Melin has, since then, opted to question all visual habits and adopt a method of associations and translations that stimulate the imagination, keeping the playful and enigmatic side of the image. She would like the anarchitecture of Gordon Matta-Clark, Robert Smithson's intervention on the landscape or the Joan Jonas's experiments: everything that constitutes an image-trace, between the documentary and the autonomous work. With her affinities to Samuel Beckett, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Gilles Deleuze and Michel Foucault, she would recognise herself in approaches using critical deconstruction, displacement and singularity without dogma or totalising conviction.
In breaking with the status of the analogue image, Catherine Melin blurs its codes, transforms reality by modifying our ways of deciphering it using a logic in which the figural is not reduced to language. In her phenomenological stance, she asserts her desire to experience bodily the places and architecture she works with, to rediscover the world by apprehending its edges and its angles, even if it means falling or anticipating impact. Even if architecture and the question of “occupying” run through her work, she (de)constructs often unstable, elliptical forms, the contrary of the nest, of rootedness, of any nostalgia for the essence of things but where, in some way, illusionism and minimalism, figuration and concrete art are reconciled. Catherine Melin's work uses things against their nature, provokes unusual meetings – one thinks of Buster Keaton – explores the furtive scenes of life. Her constructions, a bit like the wooden scaffoldings of Tadashi Kawamata, change our relation to space, urbanism and architecture. In this logic of collage, of embedded images she establishes links between the minor (video games and mangas) and the major (architecture, conceptual art), between jazz (Miles Davis, Eric Dolphy) and electronic music, dance and sport. The creation here is around the infinite variations of movement, gravity, weightlessness in inertia, the forces of elevation and collapse, of decentring, the exploration of unbalance and rupture, of impetus and its obstacles.
Catherine Melin is particularly fond of a little book by Heinrich von Kleist, Sur le Theatre de Marionnetttes, which deals with the art of the puppeteer whose finger movements “maintain a complex relationship to the puppets that are attached that is similar to that of the relationship of numbers to their logarithms or the asymptote to the hyperbola”. In the same way in her creation of images, Catherine Melin distributes the paradoxes of the living: impetus and inertia, flight and rest.
What is particular to melancholy, wrote Yves Hersant, is its fundamental ambivalence: “An alliance is struck in melancholy – or at least it could be struck – between asthenia and energy, between stupor and power, between inhibition and creation”. Melancholy, he added, is “protean” in its manifestations: “aggression and withdrawal, despondency and enthusiasm, guilt and mad desire, lamentation and derision, set ideas and chimera. (...) (this proliferation) is in truth rich; it makes up a lot of what we call our culture”.
Catherine Melin's answer to the threat of melancholy, to the risk of abandonment and asthenia which she alludes to in the her work, lies precisely in the “possible” which is to say in the gesture, in the dance, in the construction, again.



Catherine Melin, « Hors-pistes ». Axes of work/reflections/goals. The artists personal documents made available to the author. In the absence of other indications all quotations in this article refer to conversations with Catherine Melin since 2005.
Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, trad. de l'allemand de Jacques Outin, Paris, Mille et une nuits, 1993, p. 12.
Yves Hersant (édition établie par), « Introduction », in Mélancolies de l'Antiquité au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2005
pp. XII-XIII.



Techniques et matériaux


dessin / drawing
dessin mural / walldrawing
vidéo
structures / structures
volumes
images
installation
photographies
éclairage / lighting
Mots Index


mouvements
déplacements / displacement
circulation
habiter
architecture
danse
spatialité / spatiality
urbain
périphéries
corps / bodies
aire de jeux
montage
champs de références


Les déplacements, marcher dans les espaces urbains

Cinéma:
Buster Keaton
Andreï Tarkovski
Jacques Tati
John Casavettes
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Littérature, écrits:
Samuel Beckett
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Christophe Tarkos
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